Le
premier pleur de Léontine
Dans
un petit village pas très loin d’ici, peut être hier ou peut être demain, il y
avait une adorable petite jeune femme. Elle s’appelait Léontine. Tout le monde
l’aimait ; du soir au matin, elle souriait, elle chantait, elle riait, et
sa joyeuse humeur permanente était communicative. Non pas qu’elle ait été gâtée
par la vie ; placée jeunette chez des patrons, elle travaillait dur jour
et nuit mais elle ne se plaignait pas ; au contraire, tout lui était une
joie.
Elle
était brunette, pas bien grande mais forte comme un bœuf et douce comme une ânesse. Oh, des amoureux,
elle en avait ! Tous les gars du village avaient eu un jour ou l’autre
l’envie de la marier jusqu’à ce qu’ils découvrent qu’elle n’avait ni dot ni
bien, alors, curieusement, ils ne la trouvaient plus très attrayante.
Léontine ne s’en affligeait pas, elle aimait
les gens, les animaux et les choses, cela suffisait à son bonheur.
Un
soir qu’elle faisait des courses pour sa patronne, toute guillerette, ornée de son
amour de la vie comme d’un magnifique joyau, elle croisa un enterrement tout
simple. Le village était sur le pas de sa porte pour regarder passer une
charrette chargée d’une petite caisse en sapin et suivie d’un jeune couple
d’ouvriers agricoles.
Quelque
chose bascula alors dans l’âme de Léontine. En un instant, elle se sentit
submergée par la douleur des jeunes parents. Toute sa joie de vivre disparut et
de grosses larmes se mirent à couler sur ses joues. Elle suivit le cortège en
proie à la plus affligeante des détresses. Elle pleurait à chaudes larmes, d’une
chaleur à fondre les cœurs les plus endurcis, son corps était agité de spasme
et semblait se disloquer, des chants désespérés lui montaient au lèvres et son
émotion était si puissante que les villageois se mirent , eux aussi, à fondre
en larmes. Abandonnant boutiques et maisons, tous les habitants suivirent
l’enterrement jusqu’au cimetière.
Jusqu’à
la dernière pelletée de terre, Léontine pleura. Elle ne reprit ses esprits que
lorsque les parents de l’enfant décédé, en l’embrassant, lui mirent une pièce
dans la main et l’invitèrent à partager leur souper. Honteuse et confuse, elle
s’enfuit chez ses patrons et se fit vertement réprimander pour son retard.
Quelque
jours plus tard, la femme du forgeron décéda. Le brave homme tout chagrin vint
supplier Léontine de participer à la veillée et à l’enterrement. La bonne fille
hésitait car elle se sentait incapable de verser des larmes sur commande, mais
le forgeron était si malheureux qu’elle promit d’essayer si ses patrons
voulaient bien.
-Pas
question, dirent les patrons, la dernière fois elle s’est rendue si malade qu’elle
a à peine travaillé le lendemain. Il faut bien qu’on la nourrisse, nous !
Désespéré,
le forgeron alla consulter le maire. Mauvaise affaire ! Tout le village
avait apprécié la prestation de Léontine. Le maire embarrassé, réunit son
conseil municipal et ils partirent en délégation chez les patrons.
Supplication
et invectives furent sans effet ! La situation était complètement bloquée
quand le forgeron fit une proposition :
- Puisque
c’est comme ça, je vais prendre Léontine pour tenir ma maison et je lui
laisserai le temps d’aller pleurer quand il faudra !
Après
bien des tractations sur les compensations financière réclamées par les
patrons, le conseil municipal triomphant emmena Léontine à la forge. La pauvre
fille ne comprenait pas grand-chose à ce qui se passait, mais, habituée à
obéir, elle laissa s’accomplir son destin.
Le forgeron
la traita comme sa propre fille, et fidèle à sa parole, la laissa prendre sa
part de peine à chaque décès.
Les
gens vraiment malheureux de la perte d’un proche étaient soulagés de la
compassion de Léontine et ceux qui étaient trop contents de leur héritage se
sentaient meilleurs des larmes qu’elle versait à leur place.
C’est
ainsi que Léontine devint la pleureuse attitrée du village, et même du canton,
tant sa renommée était grande. Elle pleura ainsi jusqu’à sa mort, mais depuis
son premier pleur, elle n’avait jamais plus rit.
Si
vous attardez sur la tombe de Léontine, au lieu de la cloche de l’église, à
Minuit, vous entendrez douze éclats de rire.
Hé
oui, c ‘est Léontine qui se rattrape, c’est comme ça !
Si
vous attardez près du cimetière, quand la lune est haut dans le ciel, juste au
dessus du clocher de l’église, vous verrez un rayon de lumière pâle ricocher
sur la cloche et venir éclairer la tombe de Léontine